C'était un jour glacial comme un autre. On entendait rien à part le murmure du vent dans la neige qui dessinait ses chimères glacées. Rien jusqu'à ce qu'une rumeur s'élève au loin. La neige qui se tasse, les souffles qui s'évaporent dans l'air blanc, et le bruit des vêtements qui se froissent. Et toi tu es là. Tu ignores où c'est "là", tu ne connais rien, tu n'as pas conscience de toi ni vraiment des autres, tu te contente de gigoter comme tu peux, saucissonnée comme un bout de viande dans quelques couvertures rapiécées. Tu pourrais pleurer d'être là toute seule, mais les flocons qui tombent au dessus de toi absorbent toute ton attention déjà. On dirait que ça t'amuse cet exercice. Tu ne comprends pas pourquoi ça ne pourrait pas d'ailleurs.
Le grondement du groupe grandit. Mais tu demeures imperturbable dans ton examen approfondi de ces paillettes glacées. Tu pousses de petits cris quand l'un d'eux t'effleure ou vient se poser sur ton visage poupon. Ton teint opalescent rend hommage au manteau hivernal éternel du paysage.
Lorsque ces gens te trouvent, ils se demandent bien qui pourraient abandonner sa progéniture à un sort si déplorable, quoique relativement indolore. On peste, on questionne. Dans leurs questions on discerne aussi de l'empathie. Une forme de compréhension. On conçoit qu'il est parfois difficile d'assumer
infliger la vie à l'être qu'on aimera le plus au monde, dans un monde comme celui-là justement.
Tu as été chanceuse. Ils s'accordent à dire que c'est un hasard miraculeux, qui réchauffe les coeurs et les corps en ce jour si figé. Toi tu n'auras pas conscience de tout cela. Mais tes yeux ne lâchent plus ceux de la femme qui te porte et que tu appeleras dans un futur plutôt proche, maman.
Un problème créé ne peut être résolu en réfléchissant de la même manière qu'il a été créé.
Déjà 5 années, 1825 jours, que tu grandis dans l'enceinte du Solarium. Tu n'es sortie que de très rares fois. Juste assez pour avoir conscience qu'il existe tout un monde grouillant de sons, d'odeurs, de vies et d'histoire bien tapis derrière ces murs. Tu en as fait du chemin depuis ce jour glacial ou l'on-t-a mise au monde pour essayer de t'en faire partir juste après. Il y a une chose qui demeure : Tu aimes toujours la neige.
Aujourd'hui encore tu t'attèles à la tâche qu'on t'a confiée : La lecture. Tu sais déjà parler, marcher, ça oui la mécanique roule. Tu sais même courir et crier ! Ca t'arrive. Après tout tu n'es qu'une enfant. Malgré cela, tu es consciencieuse et appliquée. Tu ne manque de rien et surtout pas d'amour.
« Aller Loline on reprend ! Tu me corriges quand c'est pas ça. Ok ? »
La poupée de chiffon nonobsterait si elle le pouvait. Mais même avec toute la bonne volonté qu'elle peut, elle reste immobile et inanimée. Ca n'a pas l'air de te déranger outre mesure. La mine grave, tu lui adresses un signe de tête sérieux, avant de replonger la tête dans ton ouvrage.
« P-p-perdus loin.. loin de l-l-leurs.. gon-trées.. Non ! »
Tu lances un regard rapide à Loline. Elle est plus qu'une poupée, ou un doudou. C'est un peu comme ton alter-ego, elle te permet de réfléchir à voix haute, elle rend le travail amusant, elle t'aide à trouver les solutions à tes problèmes. Et comme tout les doudous, elle te comprend, elle partage tes doutes, tes peurs, mais aussi tes joies et tes éclats de rire.
« Je sais ! Contrées ! alors.. loin de leurs contrées d'o-ri-gine dans un... »
Une clé roule dans la serrure de la porte d'entrée. Le cliquetis du mécanisme interrompt ta concentration et délie ton visage boudeur et sérieux. Tu es encore petite, tu apprends à lire chez toi, dans ce cocon douillet que tu nommes allègrement maison. Le solarium te parait immense et infini lorsque tu t'y promènes. C'est dur d'imaginer que des choses bien plus vastes existent au delà de tout ça. Voilà plusieurs heures que tu t'exerces à la lecture comme on te l'a demandé. C'est avec une fierté non feinte que tu salues d'un gracieux sourire la nouvelle venue. Séléna. Ou, maman, pour toi. Tu sautes de ta chaise pour la rejoindre et réclamer une étreinte, selon toi, bien méritée. Et jusqu'à la nuit tombée, vous lirez ensemble les contes d'Amsel, tu te tromperas d'une consonne ou deux mais jamais trois, et tu finiras par t'endormir paisiblement en rêvant de contrées plus ou moins éloignées.
Tout obstacle renforce la détermination.
Les mots remplacent les lettres en désordre, les lignes remplacent les mots et bientôt les pages remplacent ces lignes. Et finalement ce sont des ouvrages entiers que tu avales sans effort. La lecture est une gymnastique, et tu es extrêmement habile et souple pour ton âge. Demain tu auras 8 ans tout pile. Ca fait drôlement beaucoup de jours si tes calculs sont exacts. L'air est sec dans la bibliothèque. Tu farfouilles dans les étalages tellement familiers à la recherche d'une couverture inconnue et attrayante. Tu connais chaque grincement, chaque odeur, chaque frisson lorsque tu te tiens ici.
Tu ne comprends pas ces enfants que tu as aperçus quelques fois à Close. Que peut-il y avoir d'excitant à courir dans les rues sales et encombrées en jouant à la violence ? Cela te fascine tout autant que ça te laisse perplexe. Tu trouves bien mieux ta place contre une étagère à l'éclairage tamisé et doux, guettant du coin de l'oeil l'archiviste ronchon, tout cela dans un parfait silence. Le monde du dehors a quelque chose de totalement captivant et désirable autant qu'effrayant et repoussant. Quoiqu'il en soit, ce paradoxe commence à t'intriguer. Tu veux comprendre, dépasser les livres.
Tu ne trouves pas chaussures à ton pied pour ta gymnastique quotidienne. Alors tu glisses comme une ombre derrière Octave, ce grand bougre, malingre et bougon. Tu sais qu'il déteste qu'on l'interrompe. Et c'est bien là tout l'intérêt ! Taquine, tu prends un malin plaisir à venir le déranger pour recevoir des conseils de lecture. Il te sermonne en rouspétant, et après une petite tape sur la tête qui ne manque pas de te faire pouffer, il te révèle que Méliès est dans l'coin. On ne te priera pas deux fois.
(...)
C'est avec des étoiles plein les yeux que tu assistes à sa performance. Les rues sont étroites, le trafic humain est important. Ca ne sent pas très bon et l'air étouffe. Mais rien ne compte à part le magicien. Tu fais une totale abstraction de toutes les choses en périphérie. Avec des yeux ronds comme des billes tu observes le moindre de ses gestes pour comprendre comment cela fonctionne. Plus le temps passe et plus tu ouvres grand la bouche sans même t'en apercevoir. Ah ça non tu n'as pas l'air maligne. Lorsque le spectacle touche à sa fin, quelle n'est pas ta déception. Difficile de la cacher. Tu en veux plus, tu veux comprendre ! C'est un problème qui a forcément une solution. Tu en as saisis quelques facettes mais, ce n'est pas encore tout à fait ça. Ce sera pour la prochaine fois.
(...)
Le soir même, tu trouves en rentrant chez toi quelque chose de délicatement empaqueté sur ton lit. Il est accompagné d'un mot d'excuse. Fronçant les sourcils, tu laisses tomber Loline sur le sol avant de t'emparer de la feuille.
« J'ai du m'absenter pour quelque chose de très urgent... On fêtera ton anniversaire à mon retour, d'ici trois jours. Je t'ai trouvé un petit quelque chose pour me faire pardonner... J'espère que ça te plaira. »
L'écriture élégante est assurée. Tu fais la moue, et tes sourcils ne se défronssent pas : Tu n'avais pas prévu ça. Bon malgré tout.. tu as envie de découvrir ce qui se cache dans ce paquet, reconnaissons-le. La curiosité te fait rapidement trépigner d'impatience et tu oublies presque ta déception quelques secondes auparavant. Tes mains délicates de petite fille s'emparent de l'objet dissimulé et arrachent non sans humeur le papier-cadeau (Un espèce de papier bleu délavé, maintenu par une cordelette). Tu découvres ce qui était caché : un livre ! Mais un livre qui a l'air de regorger d'annexes et de pages ajoutées, cousues maladroitement au corps de base. Les pages sont remplies d'une écriture vive, pressée, aux encres de différentes couleurs, il y a des croquis aussi ! Tu empoignes Loline, t'installe confortablement sur ton lit et t'empresse de découvrir toutes les choses dont parlent l'ouvrage. Tu ne t'arrêteras qu'une fois que tu auras tout lu en entier.
Maintenant.
Tu as 9 ans. Tu as parcouru en long en large et en travers les aventures et la vie de J.T Elven. Tu ne sais pas ce que veulent dire ses initiales mais tu sais que c'est un perdu qui venait d'une contrée lointaine, aussi lointaine que celle d'Amsel. Un monde inconnu qu'il nomme « Irlande » dans son journal. C'est devenu ta bible, ta référence. Il y parle d'énormément de choses différentes, des choses qu'on ne connait pas ici. Le monde qu'il dépeint par bribes de souvenirs te semble si beau et paisible ! On y condamne la violence, on y exhorte la connaissance. Irlande n'est qu'un monde parmi beaucoup d'autres, tous connectés entre eux et vastes comme plusieurs fois la prison. C'est difficile à visualiser. Mais ça te plait, ça te fait
rêver.