Dans la rue, nous rencontrons bon nombres de personnes lambda que nous ne verrons sans doute plus jamais. Des fois imaginer l’histoire de certains passants caractériels peut être amusant, divertissant, un passe-temps auquel tout le monde a déjà joué au moins une fois. Cependant, qu’est-ce qui nous permet de savoir si ce que l’on devine est vrai ou faux? Qui nous dit que l’inconnu que nous essayons de déchiffrer veut être décortiqué du regard?
Tu fais partie de ces individus qui cherchent le secret, la discrétion. Ton histoire n’est pas extraordinaire, elle pourrait être perçue comme ordinaire dans ce monde claustré, tapi dans l’enfer. Ton calme et ta sagesse trahissent un passé t’ayant poussé à créer cette carapace que tu gardes à chaque instant.
Les événements nécessitent un intérêt pour être racontés, pour avoir le mérite d’être écoutés par ceux qui le souhaitent. Ta vie a connu certains de ces événements plaisant au grand public friand d’histoires tragiques, d’histoires émotionnelles. Cependant ce n’est pas à toi qu’il faut s’adresser pour en avoir les détails. Ta vie c’est ta vie, et ton passé est ton passé. Il doit rester où il est c’est-à-dire à l’arrière, caché des autres.
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Un craquement. Un deuxième. Des pas incertains, d’autres beaucoup plus confiants. Tout ce remue-ménage te sors de ton sommeil, te volant un bâillement un frottement des yeux. Il fait encore noir…que peut-il bien se passer en bas? Tes petites jambes, las, te sortent du lit. Tes bras te font avancer à travers la pièce t’évitant de cogner dans la vieille commode en bois ou encore ton coffre à jouets. Tu passes à côté de ton bureau, tu remarques ta couronne en papier que tu as fabriqué il n’y a pas si longtemps que ça. Effectivement c’était ton anniversaire il y a un peu plus d’un mois. Tu as six ans à présent. Tu deviens une grande fille. Une grande fille haute comme trois pommes. Tu ne fais pas attention aux restes de bougies qui ont été utilisées sur ton gâteau, trop pressée de sortir de ta chambre pour exprimer ton mécontentement et ton besoin de dormir. Les grands ne font pas attention aux enfants de nos jours, c’est plus possible.
Arrivée à la hauteur de ta porte, tes pieds sentent une chaleur. Depuis quand le sol chauffe-t-il? Tes pieds nus tiédissent petit à petit, l’air s’alourdit dans la pièce, tu entends un hurlement! Ca vient d’en bas… Qu’est-ce que tu fais, tu tournes la poignée de la porte ou tu retournes vite dans ton lit, trop effrayée de voir ce qu’ils se passe dans le salon? Où est ton frère? Où est-il? Que fait-il? Trop peureuse, tu n’oses pas ouvrir la porte… Mais il le faut, c’est maman que tu as entendu crier il y a de cela deux secondes. Maman…
Ayant reculée de plusieurs pas, les mains tremblantes, les jambes vacillantes, tu prends ton courage à deux mains et décides de voir ce qu’il se trame dans ta maison. A peine la porte ouverte tu peux apercevoir des reflets rouges sur les murs, des ombres de flammes… Tu voudrais gueuler, mais tu n’y arrives pas, ta voix reste coincée dans ta gorge, pétrifiée. Tes yeux s’écarquillent tandis que la chaleur du feu arrive jusqu’à ton visage. De minuscules petites larmes s’échappent de tes mirettes, elles coulent sur tes joues rougies mais sèchent aussi vite. Il fait trop chaud. Il fait trop chaud!
Tu pars dans la couloir opposé aux escaliers espérant trouver ton frère dans la chambre du bout. La porte n’est pas fermée, tu y jettes un coup d’oeil alarmé sauf que tu n’y vois rien, il n’y a personne! Où est-il? Tu sais que ta mère n’est pas dans sa chambre, tu l’as entendu un peu plus tôt. Il faut que tu ailles voir si elle va bien! Il faut que tu rejoignes ta mère. Courant aussi vite que tu peux jusqu’au hall, tu trébuches sur une petite camionnette, tu manques de te rétamer en marchant sur le coin d’un tapis. Tes doigts essaient de s’appuyer sur le mur te faisant face. Les escaliers sont juste là. Il faut descendre, il faut…
Entre les beuglements, les insultes, les pleurs, tu poses un pas sur la première latte boisée des escaliers. Ta bouche entre-ouverte attend qu’un son en sorte, qu’une parole terrifiée arrive jusqu’aux oreilles de ta mère l’alertant de ta présence. Tu veux juste qu’on te trouve, qu’on te sorte de là et qu’on te rassure. Mais ce ne fut pas maman que tu vis monter les marches d’escaliers quatre à quatre cette nuit-là. Ce fut ton ainé.
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— Il faut que je trouve un nom, ça devient urgent…!Un silence.
— Tu pourrais pas m’aider toi au lieu de me dévisager?! Je n’ai pas toute la journée!Mais bien sûr, aucun son ne sortira de ta bouche et il le sait. Il le sait si bien qu’avant même d’avoir fini sa phrase tu peux apercevoir une pointe de désabusement sur son visage; certes cette expression disparait aussi vite qu’elle est arrivée, mais tu l’as quand même surpris. Tu as surpris ton frère. Triste. Hurle de son nom.
Il beugle un peu partout dans l’appartement, faisant des va-et-viens du salon à la cuisine en passant constamment devant la table à manger, où tu es actuellement en train de dessiner. C’est rare, mais ça t’arrive, quand tu n’as rien à faire et que tu ne peux tout simplement pas écouter de la musique à cause de ton frangin qui ne fait que déblatérer des propos qui n’ont aucun rapport entre eux. Tu aimerais bien qu’il la ferme, juste une minute. Néanmoins ce n’est pas possible. Aujourd’hui est le grand jour.
Hurle, fier de lui, a donné rendez-vous à des connaissances qui partagent la même opinion que lui sur certains aspects de la vie à Gefängnis et a décidé de créer un mouvement. Ils sont peu - peut-être sept ou huit à tout casser - cependant la détermination du fondateur est sans limite. Il arrivera grâce à cette organisation à imposer son idée et à faire régner sa loi. Tu le soutiens, en un sens. Cette nuit l’a marqué, tout comme toi, seulement différemment.
Comment peut-on éprouver de l’empathie pour une espèce qui nous a fait tant de mal? Tu gribouilles un bras monstrueux sur ta feuille blanche. Les chimères ne sont pas humains… C’est ce que dit Hurle. Il a déjà eu l’occasion d’en rencontrer notamment, alors il sait. Alors que toi par contre tu n’as jamais parlé à une chimère, à chaque fois que tu en vois une dans la rue tu détournes le regard, de peur de devenir sa prochaine cible. Après tout, les chimères veulent forcément du mal aux hommes; non?
— Si ça continue comme ça je vais appeler l’organisation “Les Hurlements Enfouis”. Ca me correspond particulièrement bien et c’est poétique, cette dernière trouvaille te sort de ta rêverie,
t’en penses quoi petite?Il a un main plaisir à toujours t’appeler petite, d’accord tu as peut-être six ans, mais ce n’est pas une raison. Si tu était vraiment aussi gamine dans ta tête qu’il le pense il ne te parlerait même pas de son projet. Piquée à vif, tu lui montres un pouce vers le bas. C’est bête et enfantin, mais ça exprime bien ton état d’esprit. Tu ne feras aucun effort pour l’aider à trouver un nom et celui-là est juste horrible.
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Les années passent.
Lentement.
Trop lentement.
Ton frère est de plus en plus occupé avec son entreprise - si on appeler cela ainsi - de rafleurs. Il est de moins en moins à la maison, même si à chaque fois que tu le vois il s’en excuse sincèrement. Tu es encore petite, tu ne peux pas t’occuper de toi-même pour tout. Mais tu fais avec. Tu essaies de cuisiner des petits plats faciles et rapides pour enlever du poids sur les épaules d’Hurle. Tu arrives en effet à un âge où tu as le droit de toucher à plus de choses. Depuis que tu as été enrôlée dans les écuries de l’armée tu travailles et en contrepartie on t’apprend les bases qu’une gamine doit connaitre; lire, écrire, coudre, cuisiner. On t’apprend à être plus tard une vraie femme au foyer parfaite. Et quand tu réfléchis à cet avenir qu’on te trace tu sais que tu ne resteras pas longtemps au sein des soldats. Les vies monotones ce n’est pas fait pour toi.
Tu grandis, douze ans, treize ans, quatorze ans, ton opinion sur Gefängnis se confirme petit à petit. Hurle et toi vous éloignez, cependant il ne s’en rend pas vraiment compte. Il est trop occupé. Beaucoup trop. Il prend cette histoire de rafleurs à coeur, ça le change même. Il commence à se faire un nom ici, et les gens le craignent. Pourtant il n’est pas si méchant que ça, enfin en tout cas pas avec toi. Tu as remis en question le statut des chimères dans ta vie ce qui fait que tu comprends de moins en moins pourquoi ton frère leur en veut à ce point. Il faut savoir tourner la page; des fois.
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Le printemps. Ton quinzième printemps. C’est toujours la même chose, rien ne change. Il n’y a que toi qui vieillit. Tu es certes partie des écuries, mais depuis tu n’as pas trouvé autre chose. Du coup tu restes chez toi à faire le ménage, la cuisine, la lessive. Des fois tu aimerais te taper la tête contre le mur à cause de ce que tu deviens. Tu t’étais promise que tu n’allais pas finir seule chez toi à faire les tâches ménagères comme une sage femme sans ambition. Parce que peut-être que ton frangin a de l’ambition - d’ailleurs ça marche bien pour lui en ce moment - mais tu en as aussi. Tu aimerais pouvoir trouver un chemin à suivre; un voie pas banale. Mais c’est dur. Excédée par les assiettes et les couverts à laver tu dénoues ton tablier, balances l’habit sur une chaise. En sortant de la cuisine tu décides de prendre l’air, tu n’en peux plus d’être seule dans cet appartement. Tu n’en peux plus de vivre ici en fait. La solitude te guète. Et quand tu n’es pas toute seule tu n’entends que des discours à l’encontre de telle ou telle personne, des monologues sur la laideur du monde actuel, des plaintes mornes. Tu en as marre, c’est normal.
Foulard et manteau mis, tu claques la porte d’entrée sans jeter un oeil à la photo posée sur la commode. Un portrait de ton frère, toi, et ta mère.
Le vent est encore frais. Tu caches ton visage comme tu peux dans ton madras, les mains dans les poches. Tu marches, où tu ne sais pas, jusque quand non plus. Tu vas sûrement rentrer avant ton frère de toute façon. Ta tête se tourne par réflexe vers un son doux. Tu entends le pépiement d’oiseaux. Cependant, il y en a beaucoup trop… D’accord on est dans un parc, mais il ne faut pas abuser tous les oiseaux de la prison ne sont pas ici quand même?! Tu es où d’ailleurs Aradia… instinctivement tu zieutes les alentours. C’est le quartier boisé ici avec toutes ces grandes maisons. Essayant de faire abstraction des fonds sonores tu continues ton chem - jusqu’à ce que tu entendes une voix humaine faire les mêmes bruits que les oiseaux!
La vie nous garde bien des surprises, ça c’est sûr. Tu ne pensais pas entendre ça une fois dans ta vie alors tu te retournes, tu veux voir qui est l’abruti qui croit que les oiseaux le comprennent. Pourtant ce que tu vois à cet instant précis est quelque chose que tu n’avais encore jamais vu dans ta pauvre vie de native à Gefängnis. Un jeune garçon, accroupi sur ses genoux dans l’herbe, est entouré d’oiseaux. Ceux-ci virevoltent autour de lui tandis que ce dernier répond à des piaillements quelconques. Stupéfaite, les yeux ronds grand ouverts, la bouche entrouverte, tu ne sais pas quoi faire. Cet instant a l’air si magique, si irréel.
Tes ondes interrogatives ont dû arriver à la hauteur du gamin - qui n’a pas l’air moins vieux que toi au passage - parce qu’il se retourne assez rapidement, et en voyant ton expression consternée il ne peut s’empêcher de te sourire.
— C’est magnifique leur chant, non?Si innocent… Tu te demandes de quelle pluie il a bien pu tomber celui-là. Tu remarques alors assez rapidement les bandages, et sa peau pâle. Il te dit d’approcher, tu t’exécutes. Pendant que tu marches l’énergumène se reconcentre sur les oiseaux et siffle avec eux. Tu t’assoies par terre, toujours aussi choquée par ce que tu vois… Comme si les oiseaux répondaient à ce que le garçon siffle ou chante. C’est là que tu aperçois sa peau, et ses nervures. Une chimère? Peut-être. Mais cet instant est trop positivement surprenant pour penser à autre chose.
— Moi c’est Alouette, il a gardé son sourire depuis toute à l’heure,
et toi?▲
Ce monde dans lequel tu vis n’est pas rose. Pourtant il y a ces événements furtifs qui amènent une certaine légèreté à ton existence. Ta rencontre avec Alouette en est un. Tu as découvert que tu pouvais t’entendre avec une chimère alors que vous étiez prédestinés à vous haïr selon Hurle. D’ailleurs entre vous ce n’est plus pareil. Ta vision a évolué alors que celle de ton frangin est restée bloquée dix ans en arrière. Déjà dix ans… Mais tu vas de l’avant, tu as trouvé un travail, tu te lies d’amitié avec des chimères. Tu as enfin compris que toutes ne sont pas responsable du meurtre de ta mère et que si ça n’avait pas été une chimère ça aurait pu être n’importe qui d’autre.
Ainsi tu te lèves contre ton frère. Il ne le sait pas, mais tu as trouvé ta voie toi aussi. Un jour tu arriveras à l’arrêter dans cette chasse au “monstre”. Peut-être. En tout cas tu l’espères. Parce que c’est ton frère et qu’au tu l’aimes.
Même si tu ne lui as jamais dit.
Et que tu ne le diras jamais.